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22 avril 2006

Ceci n'est pas une critique

Auprès de moi toujours

Kazuo Ishiguro

Titre original : Never let me go (2005)

Traduit de l’anglais par Anne Rabinovitch

Editions des Deux Terres, mars 2006, 441 pages

ISBN : 2-84893-019-5

« Parce que la vie (pleine à craquer de la fierté de sa présence "ici et maintenant", mais en fin de compte si incertaine, si parfaitement irréelle !) se précipite immanquablement dans les deux ou trois douzaines de moules à cake qui constituent la réalité… »

Robert Musil

Il y a des livres dont la critique pourrait bien être impossible. Plusieurs raisons à cela : la révérence qu’on éprouve devant une œuvre qui, pour une raison ou l’autre, rend toute critique vaine, ou même inconcevable. Ensuite, la règle tacite selon laquelle il ne faut pas dévoiler le ressort intime de l’ouvrage critiqué.

C’est précisément cet obstacle-là qui se dresse devant qui veut écrire au sujet d’Auprès de moi toujours, le sixième roman de Kazuo Ishiguro. Comme le dit Caroline Moore dans le Telegraph, « it is difficult to describe without giving away the plot ». L’écueil, toutefois, n’a pas toujours été évité ; on le comprendra, ces critiques qui ont commis le crime de raconter l’histoire sont elles aussi impossibles, mais à citer.

Parmi les « possibles », celle de Michael Harris (Books in Canada) décrit exactement ce qui se passe avec ce livre : « As in all his novels, here we are abandoned in a strange world, a strange mind, and must hack our way back to ourselves ». Parce qu’évidemment, si on se met à réfléchir à ce qu’on fera dans dix ou vingt ans (qu’en sera-t-il de ce fameux voyage à Dartmoor, Tommy sera-t-il en couple avec Ruth ou avec Kath, ce genre de choses, et le pensionnat de Hailsham existera-t-il encore ?), ça paraît absurde d’avoir pour ambition de retrouver la cassette volée dans un dortoir de Hailsham des années auparavant. Et plus absurde encore de vouloir retrouver cette cassette-là, c’est-à-dire « la vraie », la même, quand on imagine combien d’exemplaires d’une même bande peuvent être mis en vente en même temps, combien de livres on tire à partir d’un seul jeu d’épreuves, et comme on peut fabriquer autant de répliques qu’on veut à partir d’un même modèle…

Kathy H., la narratrice d’Auprès de moi toujours, le sait bien, elle qui aime regarder dans les vitrines les lampes de bureau « avec ce long pied strié qu’on peut recourber comme on veut », pas pour les acheter, non, « juste pour [les] comparer » avec celles qu’elle a déjà chez elle, et qui se demande si Madame, des années après, porte le même tailleur gris qu’à Hailsham ou si c’en est un autre…

Mais la force d’Ishiguro est justement, comme le dit Harris, de nous faire plonger au fond de ce que nous sommes réellement, au mépris des détours de la complaisance. Lire ses livres, c’est accepter de se perdre jusque dans ses rêves, et se laisser posséder par ses histoires pour comprendre dans sa chair que oui, même si on est libre de sa vie, le plus important ce sont bien ces cassettes perdues et retrouvées, semblables aux autres mais uniques, avec ce soleil qui pénètre à grands faisceaux dans le dortoir « parce que les rideaux de [la] chambre n’avaient pas été tirés correctement », « et toute la poussière dans l’air »…

Qui que l’on soit dans le « vaste monde » (une expression récurrente, chez lui), lire Ishiguro c’est comme faire l’expérience par Kathy du regard de Madame : « vous entrevoir dans un miroir devant lequel vous passez chaque jour de votre vie, et soudain il vous renvoie autre chose, une image troublante et étrange ». Après ça, qu’on soit d’Hailsham ou d’ailleurs, c’est « à chacun de nous de faire de nos vies ce que nous [pouvons] ». Déjà, dans Les Vestiges du jour (1989), le plus important était d’avoir « la dignité conforme à la place qu’on occupe ». Et comme le dit Christopher Banks dans Quand nous étions orphelins (2000), « notre destin, à nous et à nos semblables, est d’affronter le monde comme les orphelins que nous sommes, pourchassant au fil de longues années les ombres de parents évanouis. A cela, il n’est d’autre remède qu’essayer de mener nos missions à leur fin, du mieux que nous le pouvons, car aussi longtemps que nous n’y sommes pas parvenus, la quiétude nous est refusée ».

Kathy H. à son tour ne prétend pas autre chose, en terminant son récit par ces mots : « J’attendis juste un moment, puis je retournai à la voiture, pour repartir là où j’étais censée me trouver ».

Pour Kathy cependant, la question se pose, de manière plus évidente peut-être que pour les autres héros cités, de la réalisation effective de son destin… Comme l’analyse très finement Alan Taylor dans le Sunday Herald, il se pourrait en effet qu’elle ne remplisse pas la mission qui lui a été assignée.

Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? On nous a appris qu’une de ses définitions la distinguait de l’objet manufacturé. Auprès de moi toujours apporte en soi une réponse à cette question, c’est-à-dire un exemple. Le livre qu’on tient dans les mains – un de ceux qui circulent par milliers dans le vaste monde – est de ceux qu’on ne veut pas laisser. Le titre original le dit bien, du reste : Never let me go. Il l’implore, même… Ce livre, il est la preuve que, si on en doutait encore, même les objets ont une âme.

C’est doublement que d’Auprès de moi toujours la critique est impossible. Parce que cette œuvre relève aussi de cette part d’inexprimable « qui se montre », « qui est l’élément mystique » : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. »

(Wittgenstein)

C.Q.F.D.

Critiques citées :

http://www.telegraph.co.uk/arts/main.jhtml?xml=/arts/2005/03/06/boish06.xml&sSheet=/arts/2005/03/06/bomain.html

http://www.amazon.ca/exec/obidos/ASIN/0676977103/ref%3Dnosim/completerev0d-20/701-4951805-7194729

http://www.sundayherald.com/47814

Autres critiques :

http://www.lire.fr/portrait.asp/idC=49731/idTC=5/idR=201/idG=

http://livres.telerama.fr/edito.asp?art_airs=M0603271149126&srub=2#

http://books.guardian.co.uk/reviews/generalfiction/0,6121,1425209,00.html

http://www.newstatesman.com/Bookshop/300000094934

http://www.timesonline.co.uk/article/0,,2102-1485652,00.html

http://www.newyorker.com/critics/books/articles/050328crbo_books1

http://www.stltoday.com/stltoday/entertainment/reviews.nsf/book/story/644808753E65070A86256FDD0072C81E?OpenDocument

http://query.nytimes.com/gst/fullpage.html?res=9503EEDD1E3FF937A35757C0A9639C8B63

http://trashotron.com/agony/reviews/2004/ishiguro-never_let_me_go.htm 

http://trashotron.com/agony/reviews/2005/ishiguro-never_let_me_go_us.htm

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