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28 juin 2006

T = HSQ in nucleo

Les Désarrois de l'élève Törless

Robert Musil, 1906

Traduit de l'allemand par Philippe Jaccottet, 1960

Seuil, points n° R14, postface de Philippe Jaccottet, 251 p. ISBN 202002249-X

« C'est une vie que les mots ne cernent point et qui est pourtant ma vie ».

Robert Musil

S'il existait une bibliothèque des œuvres sulfureuses et ambigües à l'usage de ceux qui se sont découverts invertis et sont à la recherche de modèles littéraires*, certains pourraient y faire figurer Les Désarrois de l'élève Törless (cité ci-après T.). Si telle est une des réalités de ce roman, ce serait toutefois avoir une vision très restrictive des désarrois qui en sont l'objet que de les cantonner à cette connotation.

Et la vraie raison de cela, à mon avis, n'est pas que la « pédérastie » est « l'anomalie » dont Musil « se sente le plus éloigné » – pour citer les termes qu'il emploie dans le brouillon d'une lettre de 1906 (cf. postface, p. 242). Tout simplement, et sans qu'il y ait besoin d'explications ni de justifications, il semble clair à la seule lecture de ce livre que le but de Musil se situe bien au-delà : « On pourrait remplacer Basini par une femme, l'homosexualité par le sadisme, le fétichisme (...). J'estime que du problème intellectuel exposé et de l'atmosphère où il est situé pourraient résulter, selon les contingences, les choses les plus diverses ».

« Selon les contingences » : on entrevoit, déjà l'idée du sens du possible qui sera le fondement et la justification de l'Homme sans qualités (HSQ), en tant que livre et en tant qu'homme.

De cette supériorité de la possibilité sur la réalité, le lecteur est d'ailleurs averti d'emblée par le truchement de l'épigraphe, une citation de Maeterlinck : « A peine exprimons-nous quelque chose qu'étrangement nous le dévaluons. Nous pensons avoir plongé au plus profond des abîmes, et quand nous revenons à la surface, la goutte d'eau ramenée à la pointe pâle de nos doigts ne ressemble plus à la mer dont elle provient. Nous nous figurons avoir découvert une mine de trésors inestimables, et la lumière du jour ne nous montre plus que des pierres fausses et des tessons de verre ; et le trésor, inaltéré, n'en continue pas moins à briller dans l'obscur. »

***

Raconter l'histoire, ici, ce serait raconter l'Histoire.

Musil qualifia, ultérieurement, Reiting et Beineberg, héros de T, de « dictateurs d'aujourd'hui in nucleo » (Journal, 1937-1941, cf. postface, p. 248). « [Dis que tu es notre] bête sournoise, [notre] bête sournoise et vile », intiment ces deux-là à Basini, celui dont ils ont fait leur esclave, leur chose. Si le premier roman de Musil avertit, en effet, d'une façon qu'on a qualifiée de visionnaire dans sa prophétie du nazisme (cf. postface, p. 248), du danger à croire essentielle la seule question qui ne devrait jamais être posée : celle de savoir « si c'est un homme »**, il soulève aussi déjà, en contrepoint de cette non-question, la seule interrogation essentielle, celle de l'HSQ, comme de tout homme : comment vivre ?

***

C'est que, in nucleo, tout y est dans ce livre. Törless, c'est le petit (et à la fois grand) frère d'Ulrich, l'HSQ. On ne connaît que son nom comme d'Ulrich on ne connaît que le prénom – un symptôme, peut-être, de son « manque de qualités », suggère Roger Kimball dans son article « The qualities of Robert Musil ». Son histoire, comme celle d'Ulrich, est écrite sous le signe de la possibilité. Rien n'est sûr. Passe pour la religion, mais les mathématiques non plus. Qu'est-ce que les nombres imaginaires, qu'est-ce que la racine de -1, sinon une impossibilité – un moment de grâce – dans la théorie réelle-rationnelle d'une démonstration ?

«Törless se trouble parce qu'il découvre ce qui échappe à la parole, à la raison, au calcul : il devine que notre vraie vie est peut-être faite de ces fragments d'une autre vie insaisissables, et il s'effraie à l'idée que nous puissions les laisser échapper ; il découvre aussi que l'indicible se confond souvent avec l'innommable, que la sensualité ne se sépare peut-être pas de nos plus profondes expériences» - on ne saurait mieux exprimer que ne le fait ainsi Philippe Jacottet la teneur de ces désarrois (postface, p. 250).

Car, bien sûr, si tout possible, rien n'est absolument simple, ni possible à dire : «nothing about Musil is easy. (...) The critic John Simon noted that whatever Musil touched was or became difficult. Simplicity was not for him : in style , thought, or life», cite R. Kimball.

C'est qu'encore une fois, c'est d'inexprimable qu'il s'agit, et de désarrois qu'il faut expérimenter soi-même pour les entrevoir... « La grande affaire de Musil », résume aussi Jean-Pierre Cometti, « c'est le divorce du sentiment et de l'intellect ».

Et pourtant : une fois trouvée la frontière invisible « entre la vie qu'on vit et celle que l'on sent », qui fait que les choses deviennent simples, compréhensibles, Törless, à l'issue de sa crise, aboutit à une conclusion qu'on pourrait envier : « Je ne connais plus d'énigmes : les choses arrivent, voilà l'unique sagesse. »

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Notes

*Cette idée n'est pas nouvelle. Pour exemple, La Nouvelle Ada, Hachette littératures, Paris, 2002, p. 131. Pour un exemple de ce genre de bibliothèque, incluant T. : http://www.lambda-education.ch/content/menus/histoire/milieu.html, et la fresque historique passionnante proposée par ce site : « Regards sur l'amour entre hommes ». 

**D'après le titre du livre de Primo Levi.

Critiques citées

Jean-Pierre Cometti, « Robert Musil et le roman », dans « Les philosophes lecteurs », Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie) n° 1, février 2006 : http://www.fabula.org/lht/1/Cometti.html

Roger Kimball, « The qualities of Robert Musil », The New Criterion, Vol. 14, No. 6, February 1996 : http://www.newcriterion.com/archive/14/feb96/musil.htm

Autres critiques

http://www.brothersjudd.com/index.cfm/fuseaction/reviews.detail/book_id/296/, avec les liens proposés

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