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16 mai 2006

Mémoire flottante, mémoires flottants, le monde flottant de la mémoire

Un artiste du monde flottant, 1986 (Whitbread Prize)

Kazuo Ishiguro

Presses de la Renaissance, 1987, traduit de l’anglais par Denis Authier, 10/18 n° 2121, 219 p.

ISBN 2264034971

L’idée a été formulée que le "roman japonais" (comme on dit le "roman russe") pouvait être détaché de ses origines pour devenir accessible à l’auteur de toute nationalité, et qu’il serait "contraire à la justice littéraire d’en réserver l’écriture aux seuls Nippons" (Mathieu Lindon, Libération).

D’après cette théorie, on pourrait imaginer des vrais et des faux romans japonais, avec toutes les variations possibles, vrais-faux et faux-vrais. Et il ne serait non plus ni étonnant ni prévisible que l’écrivain "britannique japonais" Kazuo Ishiguro se soit essayé audit genre.  "Si l'homme a l'air japonais, on a bien affaire à un écrivain anglais", écrit Sean James Rose dans Lire. De toutes façons, l’auteur n’aime pas les catégories et considère un certain universalisme comme essentiel, en littérature comme en tout : “We’ve got to find out what’s happening in the rest of the world. Similarly with the literature. It’s no good anymore just going on about the difference between an upper middle classe Englishman and his lower middle class wife”, dit-il en reliant cette exigence artistique à la prise de conscience que la Grande-Bretagne (on pourrait - peut-être - généraliser à la vieille Europe) n’est plus "le cœur d’un Empire" (interview par Linda Richards, January Magazine, 2 juin 2000).

Un artiste du monde flottant est la promenade dans le labyrinthe en trompe-l’œil d’un maître en la matière : un peintre – mais un peintre qui a arrêté de peindre et qui a remisé ses toiles quelque part, hors de la vue. C’est maintenant la peinture de sa propre mémoire que Masuji Ono propose à notre attention, au lendemain de la deuxième guerre mondiale – la narration s’étend d’octobre 1948 à juin 1950. Le sujet, propice aux erreurs en votre faveur, aux déformations et aux compromis, est servi par un style tout en suppositions et "peut-être". Ishiguro, interrogé par Nermeen Shaikh pour Asia Source, précise d’ailleurs qu’on peut trouver dans sa lecture partielle de A la recherche du temps perdu de Proust, faite dans l’intervalle séparant ses deux premiers romans, l’origine du style fluide d’Un artiste du monde flottant : “It was a real revelation to me at the time because of things I was trying to do. It was a real revelation that you didn’t have to present like a solid scene followed by another solid scene, like in the theatre – which is more or less what I was doing in my first novel. That in fact you can actually mimic the fluidity of the mind, particularly when it’s remembering (…).”

Masuji Ono, fier de sa "capacité de camper sur la toile une scène que, pourtant, [il n’avait] entrevue que l’espace d’un instant" pourrait n’avoir bâti sa vie qu’en forme de château dans les airs. Mais il veut marier sa fille cadette et, pour cela, est très attentif à suivre les conseils de son aînée : sa conduite pendant la guerre pourrait en effet, d’après elle, constituer l’obstacle majeur au mariage. Au cours de la présentation officielle, Masuji se repent donc publiquement de l’engagement qui, en son temps, lui avait valu les honneurs ministériels… A l’époque, ç’avait été au prix du renoncement à la protection du maître qui l’avait initié au monde flottant (ukiyô)  - un terme qui "ressortit originellement au vocabulaire du bouddhisme, où il désigne le caractère éphémère de la vie humaine, l’incertitude d’un monde où règnent l’impermanence, la précarité et la mortalité de toutes choses", explique Danielle Elisseeff.

L’ukiyô-e (image du monde flottant), qui cherche à saisir le fugace, la lumière d’une lampe, l’effet des lanternes s’allumant une à une en plongeant les alentours dans les ténèbres, Masuji s’en était donc détourné pour militer en faveur de la grandeur du Japon, par des tableaux d’inspiration nationaliste et militariste… Mais ces tentatives pour fixer ce qui flotte sont peut-être la seule réalité qui demeure, finalement. Le reniement après-guerre de ce pour quoi Masuji les avait reniées leur donne le dernier mot, c’est-à-dire le premier, comme il arrive souvent avec les titres.

Et si, de toutes façons, rien n’était vrai ? Si tout s’était répété sans même se distinguer ? Qu’est-ce qui différencie, au fond, les rapports de Masuji avec son élève Kuroda de ceux qu’il entretenait avec son maître, Mori-san ? Lui-même ne s’y retrouve plus : "il est possible, bien entendu, que Mori-san ne se soit pas exprimé exactement dans ces termes. A la réflexion, beaucoup de ces formules ressemblent fort à ce qu’il m’arrivait de déclarer moi-même à mes élèves". Les mêmes épisodes, comme la scène des tableaux brûlés, sont vécus plusieurs fois, dans des versions et par des personnes différentes ; on dirait que ces récurrences leur donnent un relief absolu qui permet de les saisir complètement, comme le ferait une caméra tournant autour d’un objet.

Le monde flottant est celui de la mémoire individuelle. Tel est le sujet, humain dans sa vanité, dans l’invention de sa propre réalité – peu important si, matériellement, les faits sont exacts ou non.

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1. Sources citées

"Sombrero japonais", Mathieu Lindon, Libération, 28 avril 2005

"Un anglais plus british que les autres", Sean James Rose, Lire, septembre 2001 http://www.lire.fr/portrait.asp/idC=37429&idTC=5&idR=201&idG=

Interview d’Ishiguro par Linda Richards, January Magazine, 2 juin 2000

http://www.januarymagazine.com/profiles/ishiguro.html

Interview d’Ishiguro par Nermeen Shaikh, AsiaSource, 3 mai 2006

http://www.asiasource.org/news/special_reports/ishiguro.cfm

"Images du monde flottant", article de Danielle Elisseeff

http://www.cndp.fr/revueTDC/893-72880.htm

2. Autres sources

"Oe and Ishiguro portray victims of mythology", article de Kevin Hodgson, Road to East Asia, A journal on contemporary East Asian literature in English, written by students of FC1750.06 at Founders College, York University, vol.2, no. 3, June-August, 1997 . L'auteur explique qu'une idéologie militariste fondée sur l'idée qu'un système politique avec un empereur tout-puissant fédérerait le peuple japonais et favoriserait son expansion se développa en réaction à la crise économique due à la dépression des années 1920. http://www.yorku.ca/iwai/three/kevinh.htm

"Figuring the Real: Ishiguro's When We Were Orphans", article de Brian Finney, California State University, Long Beach CA, http://social.chass.ncsu.edu/jouvert/v7is1/ishigu.htm

Entretien avec Kazuo Ishiguro, propos recueillis par Minh Tran Huy, Le magazine littéraire, avril 2006, n° 452

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Commentaires
E
Ci -dessous, par souci d'intégrité, l'email original envoyé en privé à Oliviacham et qui a suscité l'ajout dans sa chronique :<br /> <br /> "Alors, finalement j'ai lu ta chronique sur le roman de Ishiguro. Il y a <br /> > un truc qui m'a frappée, c'est la citation sur la "prise de conscience que <br /> > la Grande-Bretagne (on pourrait généraliser à la vieille Europe) n'est plus <br /> > "le coeur d'un Empire"", je ne remets pas en question ce que dit Ishiguro, il <br /> > a raison ; mais je ne suis pas d'accord avec généralisation à la vieille <br /> > Europe ; l'Angleterre était et est à part en Europe, un moment le plus grand <br /> > empire de son temps, elle ne s'est jamais remise de sa perte et certains y <br /> > croient encore dur comme fer, impossible de lâcher le morceau (j'en veux <br /> > pour preuve le Commonwealth, rien à voir avec nos tristement célèbres <br /> > colonies )"
O
Après discussion avec Ethiopia, j'ai ajouté un "peut-être" dans la parenthèse sur la généralisation à la vieille Europe. Il s'agit en effet de mon interprétation des propos d'Ishiguro, qui ne mentionne expressément que la Grande-Bretagne, et il m'est apparu que cette distinction n'était peut-être pas assez marquée.
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