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2 mai 2006

Le livre sans qualités

L' Homme sans qualités

Robert Musil

Vol. 1.- Paris, Seuil, Points Roman, 1995, 834 p. ISBN 2020238152.

Vol. 2.- Paris : Seuil, Points Roman, 1995, 1091 p. ISBN 2020238160.

Traduit de l’allemand par Philippe Jacottet

« Heureux celui qui peut dire lorsque, avant que et après que. »

Robert Musil

Telle est la puissance de ce livre qu’à peine les 1800 pages achevées (une lecture physique, faite d’efforts et de vagues, de pics et de creux), la chose qui apparaît incontestablement la plus urgente est de recommencer à la page 1 [1]. Celui qui craignait l’homme d’un seul livre [2] parce qu’un livre qu’on a lu et relu comprend tous les autres trouverait un adversaire de taille dans l’homme de L’Homme sans qualités (L’HSQ [3]), et d’autant plus que Musil y a « pour principe de choisir de minces coupes de vie qu’il modèle en profondeur et donne à sa description du monde une ampleur universelle » [4].

L’HSQ exerce sur son lecteur une alternance d’attraction et de répulsion qui mène à l’addiction. C’est de sa puissance de démonstration que ce livre tire ce pouvoir de séduction. La puissance dialectique qu’il déploie est immense : rares sont les livres qui proposent autant de théories au mot carré. Sa puissance performative – «quand dire c’est faire» – et poétique, quand écrire c’est être, est elle aussi exemplaire. Car l’HSQ, une fois qu’on a résolu l’énigme de son titre, se dévoile lui-même comme un livre sans qualités (LSQ).

Ulrich, homme sans qualités, est à l’image du monde qui l’entoure – sachant, c’est une des bases du récit, que Dieu, qui a créé le monde tel qu’il est tout comme il aurait pu le faire autrement, «est fort loin de [le] prendre à la lettre». Dans ce monde, Ulrich est un «homme du possible» : «ce qui importe pour lui dans une chose, ce n’est pas ce qu’elle est, mais une manière d’être accessoire, une quelconque addition.» C’est l’irréalisé, plus que la réalisation, qui l’intéresse ; et c’est bien ce qui l’empêche d’être quelque chose. Cet homme pétri de toutes les qualités n’en possède aucune, il ne se qualifie point. Il examine, analyse, réfléchit, ne choisit pas.

C’est en ce sens précis que H = L et que l’HSQ est un LSQ. Telle est la raison pour laquelle ce livre n’est pas resté inachevé : il est en vérité condamné à l’être, que le combattant en fût mort à l’écriture, ou non.

Oui, le sens de cette somme infinie se trouve au fond dans son inachèvement de principe, dans son inachevabilité… Il vérifie lui-même «ce fait étrange que tout ‘ce pour quoi il vaut la peine de vivre’ deviendrait quelque chose d’irréel, sinon d’absurde, sitôt qu’on chercherait à s’y absorber entièrement (…)» ; et ce que l’éditeur Rowohlt Verlag a pu déplorer en son temps – publier un livre impossible et boudé du public – est précisément ce que recherche aujourd’hui la nouvelle traduction française du même ouvrage. Au contraire d’une première édition partant du principe que «le roman n’était inachevé que par accident – la mort de son auteur – et qu’il était par conséquent possible de lui donner une fin et de se faire une idée du plan que Musil aurait lui-même suivi» [5], la nouveauté de la démarche réside dans sa fidélité à l’essence de l’HSQ. Elle cherche à restituer : «une œuvre ouverte, où, à partir d’un certain moment, il n’était plus concevable, ni même souhaitable, en profondeur, d’imposer une forme rigide, d’écarter telle variante au profit de telle autre» [6].

Exhumation de fragments et variantes jusque là apocryphes qui n’est pas sans rappeler la conception d’un autre fameux Livre… De fait, le LSQ est lui aussi, à l’image de la création qu’il décrit, un livre de tous les possibles : «nous devons découvrir en nous-mêmes la solution qu’il nous propose».

L’HSQ : on croirait à en lire le titre que c’est seulement «ni avec», mais c’est aussi «ni sans».


[1] Ce qui correspondrait d’ailleurs au vœu même de Musil, cité par Béatrice Commengé, Le matricule des anges, janvier 2005, n° 59 : http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=20874

[2] Thomas d’Aquin.

[3] «Les abréviations correspondant si bien à ce siècle dernier», Septembresans, «L’homme sans», sur Zazieweb, le 11 juillet 2005 : http://www.zazieweb.fr/site/lecture.php?numLivre=11711&numCommentaireParent=19187&readonly=true

[4] R. Musil, texte de présentation, 1938.

[5] Jean Blain, « Une nouvelle version de Musil », Lire, novembre 2004,

http://www.lire.fr/critique.asp/idC=47552/idR=218/idG=4

[6] Ph. Jacottet, postace du traducteur.

Et un site sur Robert Musil, en anglais : http://www.xs4all.nl/~jikje/

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